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Maître Hsu Yun

Souvenirs de Maître
Xu Yun

par
Jy Din Shakya

recueillis par

Ming Zhen (Chuan Yuan) Shakya
 

Traduit de l'anglais par Rev. Shi Chuan Guang, OHY
Master Jy Din Shakya with Chuan Yuan Shakya
Maître Jy Din Shakya avec Ming Zhen Shakya, 1998

Xu Yun (Hsu Yun), le nom du Maître, peut se traduire, approximativement en français, par "Nuage Vide"; - expression qui ne manquera pas de rendre certains lecteurs perplexes.

Tous nous savons ce qu'est un nuage, mais dans ce cas, que signifie "vide"?

Dans la littérature Chan (prononcer tch'an), ou Zen, la notion de "vide" apparaît si fréquemment et avec de telles variantes de définition, que je vais, pour commencer, m'efforcer d'en clarifier la signification.

Etre vide veut dire être exempt d'ego, être sans nulle pensée de soi,- non pas au sens d'un fonctionnement analogue à celui d'un légume ou d'une bête sauvage, êtres vivants qui tout simplement usent d'eau, de nourriture et de la lumière du soleil afin de croître et de se reproduire -, mais au sens où l'on cesse de jauger les événements, les personnes, les lieux et toutes choses en termes de "je", de "moi" et de "mien". A vrai dire, celui qui est "vide de soi" a rarement l'occasion d'employer ces pronoms personnels et cet adjectif possessif.

Je vais être un peu plus précis. Nous avons tous entendu parler d'un parent, d'un ami, d'un amoureux qui se prétend dépourvu d'égoïsme dans son amour pour autrui. Un mari dira: "Je n'ai rien gardé par devers moi; à ma femme j'ai tout donné". Cet homme n'est pas "vide". Il a simplement projeté une part de son identité sur une autre personne.

Une personne véritablement "vide" est celle qui ne possède rien, pas même la conscience de soi. Ses intérêts ne tiennent ni à ses besoins ni à ses désirs; de telles considérations lui sont étrangères, car il ne se soucie que d'aider et de secourir les autres. Il n'estime pas les gens en tant qu'aimables ou non aimables, respectables ou non, utiles ou inutiles. Il n'apprécie ni ne méjuge qui que ce soit. Il se contente de comprendre que le Grand Bouddha Amitaba, le Bouddha d'Infinie Lumière et de Bonté réside en chaque être humain et c'est à la seule fin de servir ce Bouddha Soi qu'il s'investit.

Atteindre cette vacuité n'est pas une tâche aisée. Une ancienne histoire Chan illustre cela:

Un certain maître du Chan avait entrepris l'instruction d'un novice qui éprouvait de grandes difficultés à se détacher des personnes aimées dans le siècle au cours de sa vie précédente.

"Tu ne peux servir le Dharma aussi longtemps que tu n'auras pas rompu ces liens,

disait le maître. Tu dois abolir ces relations de possession. Tue les! Fais comme si elles n'avaient jamais existé."

"Mais, mes parents, demanda le novice, dois-je les détruire aussi?"

"Que sont-ils pour que tu les épargnes"? répondit le maître.

"Et vous, dit alors le novice, dois-je aussi vous tuer?"

Le maître sourit et dit: "Ne te soucie point . Il ne reste pas assez de ma personne pour que tu puisses porter la main sur moi."

Le maître dont il est question était Xu Yun. De lui, il ne restait pas assez pour que quiconque pût s'en emparer . En 1940, l'aviation impériale japonaise bombarda le Monastère de Nan Hua tandis qu'il était assis en méditation; mais les bombes ne purent l'atteindre. En 1951, il était alors un vieil homme de quatre vingt treize ans, des brutes appartenant à un commando communiste s'acharnèrent à le rouer de coups. Quoiqu'ils lui eussent brisé les os et qu'ils eussent réussi à tuer des prêtres bien plus jeunes et plus robustes, ils ne purent venir à bout de lui, car il ne restait rien de lui dont il fût possible de s'emparer. Comment le Soi, le Bouddha pourrait-il être tué? Xu Yun avait décidé de ne point mourir avant d'être prêt et en disposition de mourir, pas avant d'avoir accompli les tâches qu'il s'était assignées.

Je veux vous entretenir de cet homme remarquable, de ce Nuage Vide dont la présence a marqué ma vie. Je veux vous faire part des souvenirs que j'ai de lui, et je m'efforcerai de vous transmettre ses enseignements du Dharma. Peut-être ce que vous apprendrez de lui vous rendra-t-il capables de partager un peu de la joie que j'ai que j'ai connue auprès de lui.

Etre en présence de Xu Yun c'était comme être au matin vaporeux d'une journée d'été ou dans l'un de ces nuages qui s'accrochent au sommet des montagnes. On peut s'épuiser à attraper la brume, on aura beau essayer de l'empoigner, la main restera toujours vide.

Peu importe même si son esprit s'est desséché, le Nuage Vide s'enveloppe de la buée qui communique la vie; - peu importe que son esprit brûle de colère ou de dépit, une apaisante fraîcheur l'envahira ainsi qu'une douce rosée.

Ainsi était Xu Yun, le Nuage Vide qui demeure toujours parmi nous. Ni le temps ni l'éclat du soleil n'ont pouvoir de le détruire, car il est cet éclat même, et comme le soleil il ne cesse d'être.

Je veux maintenant vous narrer l'histoire que nous avons connue ensemble.

Dans les années 1920, Xsu Yun, encore adolescent, n'avait pas encore rejoint le Monastère de Nan Hua,- fondé par le Sixième Patriarche du Chan, Hui Neng -, près de la ville de Shao Guan où il vivait.

Shao Guan se trouve à quelque cent milles au nord de Guang Zhou (Canton), dans la Province du Guang Dong, au sud de la Chine. Durant les siècles qui suivirent sa fondation en 675 avant J.C., le Monastère de Nan Hua avait traversé tantôt des périodes d'abandon, tantôt de rénovation. Dans ma jeunesse, il se trouvait dans un de ces moments d'oubli. Et, selon le souvenir que j'en ai, il ressemblait à un terrain de jeu plus qu'au sanctuaire d'aujourd'hui.

En ce temps là, Shao Guan, petite ville somnolente au bord d'une rivière, n'avait nulle distraction à offrir à de jeunes garçons. Aussi, une expédition au Monastère de nan Hua était-elle un peu pour eux ce qu'est de nos jours une visite à Disneyland.

Ce qui rendait encore plus excitante l'expédition au terrain de jeu qu'était devenu le Monastère était que personne, semblait-il, n'assumait la responsabilité de ce lieu. Une centaine de moines et quelques douzaines de nonnes vivaient là; - avec la controverse pour principale occupation. Les nonnes argumentaient avec les nonnes, les moines entre eux, et les nonnes avec les moines. Et les bâtiments de ce grand centre religieux n'avaient plus alors d'autre fonction que celle d'abriter de tels débats; alors que nul ne paraissait se soucier du pourrissement du bois des édifices, de l'écroulement des pierres, et de l'envahissement par la rouille de la charpente en fer de la vieille pagode rouge et blanche. Ce déclin était allé de pair avec la décadence de la discipline monastique. Des bouddhistes dévots, tels que mes parents, avaient accoutumé de déposer des dons en espèces dans les troncs à offrandes lors de leurs visites. Durant ces dévotions, les gamins turbulents que nous étions, mon frère aîné et moi, grimpions sur les vieilles constructions ou jouions à cache-cache derrière les statues sacrées. Nous empêcher de jouer ainsi aurait pu avoir pour conséquence de restreindre quelque peu les donations, se figuraient probablement les moines. C'était assez pour eux de souffrir la dégradation des édifices, ils ne souhaitaient pas courir le risque de voir en outre s'accroître leurs problèmes avec une diminution éventuelle de leurs ressources financières.

Aussi prenions nous du bon temps lorsque nous allions à Nan Hua. Nous traversions le pont de la rivière Caoxi (Ts'ao Hsi) et nous escaladions l'une des montagnes proches dans laquelle nous connaissions une niche naturelle de pierre. On racontait que cette excavation avait abrité la méditation du Sixième Patriarche. Là nous nous asseyions et nous nous amusions à imiter la pieuse posture.

Il n'y a pas lieu de s'étonner que le Sixième Patriarche soit apparu en songe à Hsu Yun et l'ait prié de se rendre à Nan Hua pour mettre fin au désordre régnant.

Je n'avais jamais rencontré Xsu Yun avant 1934. J'avais alors dix sept ans . Il avait atteint la soixantaine. Il avait à cette époque l'apparence qu'on lui voit sur la photographie que j'ai reproduite en tête de ce texte. Je vais vous parler de cette rencontre. Mais, afin de vous en faire saisir tout le prix, je dois auparavant vous faire part de mes antécédents.

Mon nom est Neng. Ma famille est originaire de la Province du Fujian, mais mon père s'installa à Shao Guan où mon frère aîné et moi-même sommes nés et avons grandi., Ma famille passait pour riche selon les critères locaux. Mon père possédait deux affaires: l'une de fournitures et de matériaux de construction et une boutique où il faisait commerce de végétaux séchés tels que champignons, échalotes et autres espèces de légumes.

Mes parents, je suppose, espéraient qu'un jour mon frère prendrait la succession de l'une de ces deux affaires et que je prendrais l'autre; mais les talents de mon frère ne le portaient pas vers les études et ils commencèrent à s'interroger sur ses capacités. Et c'est moi qui, à l'âge de quatre ans, fus mis à l'étude avec les précepteurs privés qui avaient été engagés pour instruire mon frère plus âgé que moi de deux ans. Mais j'appris si vite, sautant les degrés, que je dépassai bientôt mon frère. Ainsi au terme des six années d'enseignement de l'école primaire, bien que je fusse plus jeune de deux ans, je reçus mon diplôme deux ans avant lui.

J'entrai alors à l'Ecole Secondaire ou Ecole Intermédiaire. L'école que je fréquentais avait pour titre Ecole Li Qun, ce qui signifie Ecole pour la Promotion Sociale. C'était une école religieuse catholique romaine où les maîtres étaient des prêtres catholiques et des sœurs. Elle était tenue pour la meilleure de la région. L'étude du catéchisme y était plus ou moins facultative; - et dans mon cas plutôt moins que plus. Tout ce qui m'intéressait vraiment était de jouer à la balle. La lancer, la faire rebondir, la frapper me plaisait. Ce fut en cela que la Promotion Sociale me concerna dans cette Ecole Intermédiaire. Cependant, je m'attachai suffisamment au travail pour obtenir mon admission au Collège où les études duraient trois ans. Je ne me sentais pas de dispositions au commerce des légumes séchés, et je songeais alors à devenir enseignant.

Un jour de vacances en 1934, le jeune fat de dix sept ans que j'étais se rendit au Monastère de Hua Nan, en compagnie d'autres jeunes gens et jeunes filles du même âge pour s'y amuser comme de coutume. Jamais encore je n'avais entendu parler de Xsu Yun et je ne m'attendais certes pas à découvrir qu'un saint homme venait d'arriver à Nan Hua. Mais, il y était.

Quelque chose se produisit en moi lorsque je le dévisageai et, tout soudain, je tombai à genoux et appliquai mon front contre le sol, me prosternant devant lui. Mes amis en furent d'autant plus stupéfaits que, de ma vie, je ne m'étais jusqu'alors prosterné devant personne. Et pourtant, inexplicablement, sans y avoir été poussé par qui que ce fût, je le fis, lui rendant humblement hommage. Plein de respect et d'admiration, je me prosternai par trois fois devant Xu Yun. Le Grand Maître sourit et me demanda: "Qui es tu? D'où viens tu?". Je murmurai: "Je suis Feng Guo Hua, de Shao Guan." Xu Yun sourit de nouveau et dit: "Eh bien, prends du plaisir, ici, à Nan Hua". Il était entouré de nombreux moines qui assistaient à la scène en silence, et sans doute avec perplexité. Après cela, je me sentis impatient de retourner à Nan Hua, mais afin de revoir Xu Yun et non plus pour jouer.

La deuxième fois que je le vis, il me demanda si je désirais recevoir les Préceptes Bouddhiques, c'est à dire devenir formellement bouddhiste. Je répondis que oui, bien sûr, et c'est de Xu Yun que je reçus les Préceptes. Il me donna le nom de Kuan Xiu, ce qui veut dire " grande et durable pratique".

Dès lors, finis le foot ball, le basket ball et même le ping pong. Au cours de mes vacances d'été je parcourais deux fois chaque semaine la vingtaine de milles qui me conduisaient au Monastère. Je prenais le train pour la Montagne Ma Ba, roc qui marquait la fin du trajet, et de là je me parcourais à pied les quatre milles qui me séparaient encore du Monastère. Xu Yun me donna à étudier des livres sur le Bouddhisme; et c'est à cette occupation que je passai mon temps de vacances. Cette année là, pour la première fois de ma vie, je ressentis dans mon cœur un sentiment religieux. Je formai le souhait de devenir prêtre.

Mais ma conversion soudaine sema le trouble à la maison. Les choses ne furent pas simples.

Pour commencer, il se trouvait qu'à ma naissance, mes parents étaient allés consulter un astrologue fameux auquel ils avaient demandé mon horoscope; lequel astrologue avait clairement vu dans les étoiles que j'étais destiné à devenir un militaire de haut rang et que je mourrais à la trentaine. La perspective de compter un héros mort dans la famille était un honneur difficile à accepter. On fut néanmoins heureux de mes succès scolaires et l'on caressait l'espoir que les affaires pourraient m'être transmises, surtout depuis qu'il était devenu patent que mon frère n'était guère doué pour cette succession. En fin de compte, lorsque mes parents apprirent mon désir de devenir prêtre, en tant que bouddhistes, ils reçurent cette nouvelle avec bonheur; mais, du point de vue des affaires ils furent sur la réserve. Ce n'était pas à leurs yeux le bon des deux fils qui avait choisi de devenir prêtre.

Pourtant, avant de m'être senti appelé à la vie monastique, j'avais eu d'autres projets d'avenir. Je n'avais jamais accordé le moindre crédit aux prédictions des astrologues et, revenu de mon idée d'être professeur, j'avais décidé qu'après le Collège je continuerais mes études pour entrer à l'Ecole Militaire de Chiang Kai Shek (l'Académie Whampao) à Canton. Chiang commandait à Whampao à cette époque.

Ma décision prise, mon frère se trouva contraint à se préparer de son mieux à reprendre les affaires familiales. Heureusement ou malheureusement, il n'eut jamais à faire ses preuves dans le monde du commerce. Après l'invasion japonaise vint la révolution communiste, et il ne fut plus du tout question de commerce.

En 1934, quand j'avais dix sept ans et dans ma première année de Collège, la guerre avec le Japon n'avait pas encore éclaté. Xu Yun, avec la prescience de la vraie sagesse, découragea immédiatement mes ambitions militaires. En fait, j'en avais réellement abandonné l'idée le jour où je le rencontrai pour la première fois. Je voulais devenir prêtre mais je ne fis part à personne de mon entourage de cette intention qui aurait pu être considérée comme vaine et frivole. Je me serais senti moins vaniteux d'annoncer que je voulais être général que d'avouer mon projet de me faire moine. Ce fut plus tard, au cours de l'un de mes nombreux entretiens avec Hsu Yun, que je lui confessai mon espoir de me faire prêtre. Il me dit simplement qu'il désirait me voir rester au Collège et y terminer mes études, et qu'ensuite il serait temps de parler de prêtrise.

En 1937, je reçus mon diplôme de fin d'études. Cet automne là, au cours des fêtes du milieu de la saison, à la mi-Septembre, soit à la pleine lune du huitième mois selon le calendrier chinois, j'eus la tête rasée. Je m'installai aussitôt au Monastère de Nan Hua comme novice résident et j'y attendis la cérémonie d'ordination qui devait avoir lieu dans les trois mois. Et, en effet, la cérémonie d'ordination, pour deux cents autres moines et moi-même eut lieu à la mi-Décembre 1937. Ce fut en cette circonstance que le Maître Xu Yun me donna le nom de Jy Din, qui signifie " comprendre et atteindre la paix". Il me fit à cette occasion don de plusieurs de ses vieilles robes que je m'estimai très privilégié de porter.

Peu après que je fus fait moine, les Japonais envahirent la Chine et je commençai à croire que Xu Yun avait eu une prémonition lorsqu'il me découragea de vouloir entrer à l'école militaire, car il avait craint que si je devenais officier, ma carrière militaire ne s'achevât dramatiquement . Il avait à mon sujet d'autres desseins. Xu Yun était un homme pour qui le mot échec n'existait pas. Il avait des buts; et pour lui, j'étais l'un des instruments dont il comptait user pour parvenir à ses fins.

La vie était rude au Monastère de Nan Hua. Moines et nonnes devaient cultiver les légumes qu'ils consommaient, faire la cuisine et leur lessive, voire coudre leur vêtements. Ils dormaient sur des bat-flancs de bois simplement recouverts d'un mince matelas de foin. L'argent provenait de donations charitables et du produit des terres louées en fermage par le Monastère.

Lorsque Xu Yun arriva à Nan Hua en 1934, il savait qu'il n'y aurait de tranquillité qu'avec la restauration de la discipline. C'est pourquoi il établit des règles et des prescriptions sévères. La première fois que moine ou nonne les enfreignait, il ou elle était puni. La seconde fois, il était chassé. Xu Yun organisa par départements tous les travaux et les devoirs; il établit une hiérarchie et un ordre vertical des responsabilités en sorte d'avoir l'œil sur chacun de ces départements. Chacun avait sa tâche, et sur tous les chapitres Xu Yun se montrait intraitable.

Il avait toujours avec lui et partout un fort bâton dont il ne craignait pas d'user. Comme par enchantement, toutes les jacasseries et les conduites répréhensibles prirent fin. La règle et l'ordre apportèrent la paix.

Ce ne fut pas assez de rétablir la discipline monastique. Xu Yun savait que les bâtiments du Monastère avaient besoin d'être restaurés. Quoiqu'il ne fût pas le fournisseur des matériaux -une autre société en avait reçu commande- mon père fit un don d'argent pour venir en aide au projet de reconstruction. Par chance, les bâtiments des dortoirs furent les premiers remis en état et tous ceux qui vivaient à Nan Hua purent apprécier cette amélioration des commodités.

En 1938, Maître Xu Yun fut invité à Hong Kong, ville où l'on parle le cantonnais, pour y donner une longue série de conférences et participer à des offices. Le Maître pratiquait le parler du Hunan, et comme je parlais ce dialecte et aussi le cantonnais, il fut nécessaire que je l'accompagne en qualité d'interprète. Tandis que nous nous trouvions là-bas, les Japonais attaquèrent Shangaï au Nord et Nanjing (Nankin) au Sud. Il y eut bien des morts à Shangaï et, pour ce qui est de Nanjing, les attaques y furent si terribles que jusqu'aujourd'hui on en parle encore comme de l'infâme viol de la ville de Nanjing, en raison du massacre délibéré d'innombrables civils innocents.

Du fait que les routes pour sortir de Nanjing était peu nombreuses et que ces routes étaient toutes dangereuses, beaucoup de réfugiés essayaient d'échapper aux envahisseurs japonais en empruntant les voies d'eau. Et, en raison de sa situation au confluent de deux rivières, bien des bateaux chargés de réfugiés arrivèrent à Shao Guan .

Quand il apprit les attaques contre Shangaï et Nanjing, Xu Yun prévit cette crise des réfugiés. Il mit immédiatement fin aux entretiens de Hong Kong et entreprit un programme d'assistance à ces réfugiés. Il ordonna au Monastère de Nan Hua le rétablissement de l'ancienne coutume bouddhique, encore en vigueur chez les Theravadin, de ne prendre que deux repas par jour, le petit déjeuner et le déjeuner. Aucune nourriture ne devait être absorbée passé l'heure de midi. Et la nourriture épargnée ainsi fut servie aux réfugiés, et en cas de nécessité, aux soldats chinois. La détresse était grande, et Xu Yun accomplit de nombreux services religieux supplémentaires pour les morts et les blessés. Ces services apportaient espoir et consolation à de nombreux cœurs endoloris.

Mais pour Xu Yun, un but était un but, et rien, pas même l'invasion japonaise ne pouvait le détourner de celui qu'il s'était fixé: restaurer le Monastère de Nan Hua. C'est pourquoi le programme de reconstruction continua.

En 1939, nos fameuses statues maîtresses furent exécutées, et un temple fut construit pour les recevoir. La cérémonie officielle d'installation eut lieu en 1940. L'effort en vue de la reconstruction eut un effet salutaire sur le moral de chacune en procurant à tous un sens de la résolution et une promesse d'avenir.

Je vais à présent vous parler du bombardement du Monastère de Nan Hua auquel j'ai fait allusion précédemment:

Après l'attaque japonaise contre Shangaï et Nanjing les gouverneurs des quatorze provinces de Chine tinrent un certain nombre de conférences au Monastère de Nan Hua aux fins de tenter une action coordonnée de politique défensive et de bâtir une stratégie de résistance à l'envahisseur japonais. Ces réunions étaient prétendument secrètes; mais les Japonais, qui avaient établi une base aérienne à Guang Zhou (Canton), furent vite au courant de celles ci.

Bien sûr, quoique chacun, ultérieurement, s'attachât à blâmer le laxisme de la sécurité au sujet des espions qui avaient pu se trouver au sein de l'état-major de l'un des gouverneurs, il n'en demeure pas moins que selon les habitudes des politiciens, personne ne s'était beaucoup inquiété de la protection des réunions. Les gouverneurs et leurs suites s'y rendaient dans de splendides limousines. Dans le parking de Nan Hua, il y avait assez de chromes étincelants pour a attirer l'attention d'un habitant de la planète Mars. A Guang Zhou, les Japonais n'eurent certes aucun mal à prendre pour cible le siège de la conférence secrète. Aussi, dans l'intention d'exterminer d'un seul coup de si importants leaders civils, les Japonais envoyèrent-ils vers le Nord trois chasseurs bombardiers à l'attaque du Monastère de Nan Hua.

Lorsque les avions commencèrent à larguer leurs bombes à mitrailler les édifices du Monastère, Xu Yun ordonna immédiatement à chacun de se mettre à l'abri et de garder son calme. Il envoya les gouverneurs se réfugier dans le Temple du Sixième Patriarche, et les moines dans le Temple Ming, plus grand celui-là. Lui-même se rendit tranquillement dans l'endroit qui constituait la cible la plus évidente, la Salle de Méditation, afin de prier pour la sauvegarde de tous.

Au premier raid, l'un des deux hommes préposés à la garde des voitures des gouverneurs fut tué. Il avait quitté son poste et s'était mis à l'abri dans une grosse conduite d'égout destinée aux travaux de reconstruction. Une des bombes l'avait tué en tombant sur cette conduite. Par ironie du sort, l'autre homme, resté à son poste, dans le corps de garde très exposé, avait été épargné. Une autre bombe vint s'écraser juste à l'extérieur des murs du Monastère. Elle détruisit un grand cèdre en creusant un trou que l'on peut encore voir aujourd'hui, empli d'eau comme une petite mare.

Après que Xu Yun fut entré dans la Salle de Méditation pour y prier, un miracle se produisit. Deux des trois bombardiers entrèrent en collision et s'écrasèrent au pied de la montagne Ma Ba. Le troisième fit immédiatement demi tour vers sa base de Guang Zhou.

Bien entendu, cette collision en vol de deux avions fut attribuée au pouvoir spirituel de Hsu Yun. Tous les Chinois qui avaient assisté à l'accident n'eurent aucun doute là-dessus; mais l'important fut que les Japonais eux aussi se mirent à le croire. Gouverneurs ou pas, nul tentative de bombardement de Nan Hua n'eut plus lieu désormais.

Les Japonais poursuivaient leur avance à l'intérieur du pays, et à la fin de 1944 ils réussirent à prendre la ville de Shao Guan. Mais, même alors, si proches de Nan Hua, ils n'entreprirent jamais d'attaquer le Monastère. Nous croyions qu'ils redoutaient le pouvoir spirituel de Hsu Yun. Jamais, tout au long de l'occupation, ils ne permirent à leurs soldats de troubler la sérénité de ce sanctuaire.

Mais, pour revenir à ma propre histoire,- en 1940, Wei Yn, l'homme qui devait succéder un jour à Hsu Yun comme abbé du Monastère de Nan Hua, devint moine. J'eus l'honneur de lui raser le crâne et de lui donner le nom de Wei Yin, ce qui signifie Sceau du Dharma de la Cause et de l'Effet. Son second nom était Zhi Gua qui signifie Connaissance les Fins. En d'autres termes: connaissez la cause d'une action et ses effets et vous obtiendrez les résultats escomptés. Wei Yin résidait au Monastère de Nan Hua où il assistait Hsu Yun dans toutes les charges accessoires d'aide aux victimes de la guerre.

Cette année là aussi, en raison de la dégradation et de la décrépitude dans lesquelles le Monastère de Yun Men, autrefois florissant, était tombé, X Yun m'y envoya afin d'aider au rétablissement de l'ordre et d'y surveiller les travaux de restauration. A cette occasion, Hsu Yun m'éleva au rang de Maître.

Au cours de mon voyage de deux jours vers le Monastère de Yun Men, il me fallait traverser

les lignes japonaises. Mais l'influence de Xu Yun était si forte qu'elle s'étendait jusque sur moi et nul soldat n'osa me barrer s'opposer à mon passage. Parvenu sans encombre à Yun Men, je m'y installai.

A Dan Xia Shan, le troisième grand Monastère de la région de Shao Guan, il n'y avait aucune difficulté avec les Japonais. La situation éloignée de ce Monastère décourageait tout action militaire et le Maître Ben Wen parvenait à y maintenir paix et discipline monastique.

Je demeurai au Monastère de Yun Men jusqu'en 1944, quand Xu Yun décida de créer un Collège Bouddhique à Nan Hua dont le but serait d'enseigner l'ancienne règle monastique du Vinaya à tous ceux qui projetaient de devenir moines ou nonnes. Je compris que Hsu Yun avait prévu ma présence dans ce collège. Il estimait que mon rang de maître me qualifiait pour contrôler l'organisation de cette nouvelle Ecole du Vinaya et pour en être l'un des professeurs.

Xu Yun croyait qu'une bonne éducation devait être prodiguée aux enfants, aussi décida-t-il de fonder une école primaire à Nan Hua. Il voulait que cette école fût de premier ordre et, rapidement, des enfants de toute la Chine vinrent à Nan Hua pour y être instruits. Naturellement, les familles riches payaient pour l'éducation de leurs enfants, pour l'acquisition des livres, des fournitures scolaires et pour les frais de pension. Mais Xu Yun pensait que tous les enfants, riches ou pauvres avaient droit à l'éducation et que les enfants pauvres devaient être reçus par l'école sans redevance d'aucune sorte. Il leur offrait purement et simplement les livres et tout ce qui était nécessaire à leur entrtetien. Je considérai comme sacrées mes responsabilités dans cette école, et je fis de mon mieux pour accomplir mes devoirs avec soin et dévouement. Tous ceux qui avaient un rôle dans l'école firent de même. Et, rapidement, grâce aux efforts infatigables de tous, celle-ci acquit une réputation d'excellence.

Tandis que le Maître Wei Yin et moi-même nous trouvions à Nan Hua, Xsu Yun se rendit au Temple de Yun Men afin d'y diriger les travaux de reconstruction.

C'est alors que mon parcours dans la voie du Dharma prit une autre tournure.

Beaucoup de Chinois ont émigré à Hawaï, et particulièrement pendant les années de guerre. Mais, bien qu'il y eût de nombreux bouddhistes chinois vivant à Hawaï, -qui n'était encore que Territoire Américain-, il ne s'y trouvait aucun Temple et même aucun prêtre pour enseigner et conduire les offices. Ces Chinois de Hawaï envoyaient délégation sur délégation à Hong Kong afin d'obtenir la venue de prêtres pour assurer le service religieux et diriger la construction d'un Temple. Ils sollicitèrent, bien sûr, Xu Yun de se rendre à Honolulu et d'y construire un Temple, mais Xu Yun s'était consacré à la restauration du Monastère de Yun Men. Il décida de m'envoyer à sa place à Hawaï.

En 1949, j'accomplis la première partie de ma mission et j'allai à Hong Kong pour y procéder aux formalités d'immigration. En fait, je n'arrivai pas à Honolulu avant 1956.

Hawaï fut érigé en état en 1959. Notre Temple, auquel je donnai le nom de Xu Yun fut le premier Temple Bouddhiste à Hawaï.

Peu après mon arrivée à Hong Kong, en 1949, la guerre civile avait pris fin en Chine. Les communistes s'emparèrent du gouvernement. Les brutes des cadres communistes, supposant que les Eglises et les Temples recelaient des caches d'or et d'autres richesses pénétrèrent dans les édifices religieux dépourvus de toute défense et sommèrent les prêtres de leur produire ces trésors inexistants.

En 1951, alors que je me trouvais à Hong Kong, un groupe de ces bandits vint au Monastère de Yun Men et exigea de Xu Yun qu'il lui remît l'or du Temple et les objets de valeur. Xu Yun tenta de leur faire comprendre qu'il n'y avait rien de tel à Yun Men, mais ils refusèrent de le croire et battirent les moines les uns après les autres afin d'obtenir par la force l'aveu de l'emplacement du trésor. L'un des moines succomba aux coups; plusieurs autres disparurent, dont les corps ne furent jamais retrouvés. Beaucoup eurent à souffrir de fractures des bras et des côtes. Ces brutes occupèrent le Monastère pendant trois mois. Ils procédaient

régulièrement à l'interrogatoire de Hsu Yun en le frappant, après quoi ils le jetaient dans un espace confiné et obscur où ils le laissaient pendant des jours sans nourriture et sans eau. A maintes reprises, il fut battu jusqu'à l'évanouissement et laissé pour mort. En dépit de nombreuses blessures, les os brisés, que ce vieil homme de quatre-vingt-treize ans eut à supporter, il fit la preuve de son énorme volonté et refusa d'abandonner la vie avant que sa mission fût achevée. Il savait que sa présence vivante, si amoindrie qu'elle fût, mettrait un frein aux actions des agresseurs. Et il savait qu'aussi longtemps qu'il resterait en vie, il aurait le pouvoir d'inspirer ses successeurs. En ces temps difficiles, ceux-ci avaient en effet besoin de toute l'inspiration possible.

Fort de ce que sa volonté de survivre était plus grande que la détermination de ses bourreaux à le détruire, Xu Yun, quoique physiquement fragile, était néanmoins invincible; et il se rétablit malgré les tortures qu'il avait subies.

Quoique les brutes eussent essayé de tenir secrets les mauvais traitements qu'ils avaient infligés au saint homme, la nouvelle de ces tortures parvinrent assez vite au monde extérieur, et les Chinois de la terre entière s'en plaignirent avec insistance au gouvernement de Beijing. Il était impensable que les prêtres et les monastères que les envahisseurs japonais avaient respectés fussent violentés par des militaires chinois.

Les autorités de Beijing envoyèrent une délégation à Yun Men mais, dans la crainte de représailles, Xu Yun refusa de déposer formellement une quelconque plainte. Aussitôt qu'il eut recouvré ses forces, il fit le dur voyage de Beijing, et demanda personnellement au gouvernement de reprendre en main ces groupes. Il demanda fermement qu'ordre fût donné de respecter toutes les institutions religieuses, que l'on cessât de molester les religieux et qu'il fût permis à tous les Chinois de pratiquer librement. Les autorités, craignant peut-être le pouvoir de sa réputation légendaire, se laissèrent fléchir et, pour un temps, -en tout cas durant le reste de la vie de Xu Yun-, la politique de l'état devint plus tolérante à l'égard de la religion. En revanche, le gouvernement ne tolérait les critiques d'aucune sorte provenant de l'extérieur; toutes les lignes de communications furent supprimées. A Hong Kong, j'essayai désespérément d'obtenir des nouvelles du sort de Xu Yun. Il était impossible d'apprendre quoi que ce fût. Nulle réponse aux nombreuses lettres que j'écrivis.

Néanmoins, comme à l'accoutumée, je continuai à adresser à Xu Yun des exemplaires de tous les essais et des articles que j'avais écrits. En d'autres temps plus heureux, toujours selon nos habitudes, j'eusse reçu ses commentaires. Mais, en ces jours infortunés aucun des documents présentés par moi n'eut de suite.

En 1952, j'écrivis une dissertation sur le Sutra du Cœur qui ne reçut pas un mauvais accueil. Le gouvernement de Beijing décida en effet d'en autoriser la publication. J'écrivis alors à l'éditeur pékinois pour lui faire part de mon grand désir de connaître le commentaire de mon maître à cette dissertation. Par miracle, l'un des membres du bureau éditorial décida de porter ma lettre et ma dissertation directement à Xu Yun et d'attendre sa réponse. Xu Yun lut l'une et l'autre. Il déclara à l'éditeur qu'il approuvait la dissertation et qu'il m'envoyait sa bénédiction. Ses paroles me furent transmises; et cette communication fut la dernière que j'eus jamais avec mon maître bienaimé.

Le 13 Octobre 1959, à l'âge de cent un ans, Maître Xu Yun entra dans le Nirvana définitif . La nouvelle de sa mort m'attrista au delà de toute description. Publiquement je tins un service in memoriam et je calligraphiai son épitaphe; en privé j'étais accablé de chagrin. Je pleurai pendant plusieurs jours, sans pouvoir dormir ni manger. Je savais que je lui devais tout. Je savais que dans sa sagesse il avait prévu la menace sur le Dharma bouddhiste en Chine, le Dharma de Hui Neng et de Lin Ji. Il souhaitait que ce Dharma fût transplanté aux Etats-Unis où il trouverait le salut; et il m'avait fait l'honneur de me charger d'une telle tâche.

La façon dont mourut Xu Yun me fit apprécier encore plus le pouvoir de son grand cœur. Je compris clairement qu'il était capable de dépasser la contingence de son existence physique et de retarder son entrée en Nirvana jusqu'au moment où il s'estimerait prêt pour cet ultime voyage; -jusqu'à ce qu'il eût rempli l'obligation sacrée qu'il s'était fixée de protéger tous les religieux de Chine.

Moi-même et d'autres prêtres, ainsi que des prêtres appartenant à d'autres croyances, devons la vie à la dévotion de Xu Yun au Bouddha Amitabha et à son indéfectible conviction que cette Glorieuse Présence gît dans le coeur de tous les êtres humains.

Shanti, Shanti, Shanti, Amitofo (Amitaba)

Janvier 1996
Maître Jy Din Shakya
Abbé du Temple de Hsu Yun
Honolulu, Hawaï

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dernière revision: 11/07/2004
L'Ordre bouddhiste de Hsu Yun
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